Amazon a décidé de recruter des employés d’un nouveau genre qui ne souffriront jamais de burn out : l’entreprise de Jeff Bezos va en effet équiper ses entrepôts de 10.000 robots pour faire face à son accroissement constant d’activité. Serait-ce la réponse du berger à la bergère pour endiguer mouvements sociaux et contre-publicité journalistique dont la firme de Seattle fait régulièrement les frais ? La récente décision de la Direction fait étrangement écho à la déclaration de Markus Hoffmann-Achenbach du syndicat allemand Ver.Di, quand ce dernier s’était déplacé fin décembre 2013 au siège de la compagnie à Seattle pour dénoncer les conditions de travail déplorables que semblent subir les salariés ; celui-ci avait en effet affirmé que « les travailleurs sont plus traités comme des robots que des êtres humains« . Jeff Bezos l’aurait-il pris au mot ? La décision d’Amazon n’est pas isolée, il n’y a pas que les manutentionnaires qui ont à craindre de voir leur pire cauchemar devenir réalité : un robot vient d’être nommé comme sixième membre au conseil d’administration de Deep Knowledge Ventures, société de Hong Kong spécialisée dans la gestion de fonds à hauts-risques ; cerise sur le gâteau, ce robot dispose d’un droit de vote au conseil équivalent à ses « collègues ». Serait-ce le début de la colonisation de la race humaine par ses propres créatures, comme souvent décrite par les auteurs de science-fiction ?

Les afficionados de la chaîne Arte peuvent suivre en ce moment la deuxième saison de la série TV « Real Humans« . Cette série suédoise anticipe ce que pourrait devenir notre futur proche si les robots faisaient irruption dans notre quotidien. Dans la série, les « hubots » (contraction de « human robots« ) sont quasi identiques aux humains, comme dans le cultissime long métrage « Blade Runner« . On les voit notamment travailler dans des usines, remplaçant progressivement les humains, ce qui n’est pas sans provoquer des remous sociaux de la part de ceux qui perdent leur job. D’autres, plus « évolués », parviennent à accéder à des fonctions de cadres dans des bureaux. La fiction, on le voit, peine à rattraper le réel. Mais la série va toutefois plus loin. Certains hubots ressentent des émotions, ils se questionnent sur le sens de l’existence, ils s’identifient aux humains et cherchent à s’affranchir de leur condition de machine pour épouser, au sens propre comme au sens figuré, la condition humaine puisqu’ils parviennent à se marier et à vivre avec des humains sans que personne, ou presque, ne s’en aperçoive. D’autres, plus agressifs, décident de se révolter et de s’affranchir de la dépendance de leurs créateurs ou possesseurs pour dominer la race humaine. Il faudra attendre la fin de la saison 2, prévue pour la mi-juin, pour connaître l’issue du scénario.

Ce scénario, totalement fantasmagorique il y a encore 10 ans, est donc en train de commencer à se réaliser dans le monde du travail. La technologie semble suffisamment au point pour permettre à des robots de remplacer les travailleurs, en bas comme en haut de l’échelle des organisations. Devons-nous craindre le pire ou espérer le meilleur ? Tout dépendra du sens éthique et même moral de ceux qui les programmeront et/ou les utiliseront. Même chez Amazon, il n’est pas interdit de penser que les robots peuvent être utilisés à des fins honorables si l’on conjugue leurs qualités à celles des humains plutôt que de les opposer. Il n’est pas contradictoire de continuer à accroître l’activité et la rentabilité d’une entreprise tout en soulageant les salariés des tâches les plus ingrates, particulièrement celle de la charge de travail, dans tous les sens du terme : les robots ont des qualités que les humains n’ont pas, ils ont de la force mécanique et n’éprouvent pas (encore ?) de souffrance, même s’ils peuvent s’user ou casser. Les humains possèdent des qualités que n’ont pas les robots, comme faire face à un aléa inédit qui réclame intuition ou créativité – le robot nécessitant (encore ?) une programmation préalable pour le gérer. Il n’est pas insensé de penser que les robots peuvent prendre en charge les tâches les moins créatrices de valeur pour laisser aux humains toutes leurs ressources mentales et physiques de manière à ce qu’ils se concentrent sur les activités les plus créatrices de valeur.

Il serait fatidique de chercher à utiliser les robots par défiance des humains car c’est dans cette configuration que l’on risquerait que le pire n’arrive. L’histoire étant un éternel recommencement, force est de constater que depuis la première révolution industrielle, la mécanisation du travail, sensée désaliéner le travailleur, a pu davantage l’aliéner, comme le montre si justement Charlie Chaplin dans son chef d’œuvre « Les temps modernes« . Mais elle a aussi contribué à son bien-être : il suffit de faire simplement l’inventaire des robots-ménager qui nous assistent au quotidien pour mesurer à quel point nous sommes libérés de nombre de tâches ingrates, nous offrant d’en faire d’autres. Ce n’est pas le progrès technologique, qui comme un Golem échappant à son créateur, asservit les travailleurs. Le pire arrive quand certains humains tirent les ficelles de la machinerie technologique à des fins autres que le bien-être des êtres humains. Un simple couteau peut permettre de passer un délicieux moment de convivialité s’il est utilisé pour découper les mets d’un repas mais il peut devenir une arme létale si l’un des convives le retourne contre un autre. Les robots sont comme les couteaux : ils ne sont ni bon ni mauvais en valeur absolue, ils deviennent ce que l’on veut bien en faire.

La devise d’Amazon résume à elle-seule la problématique éthique en jeu : « work hard, have fun, make history » (« travailler dur, s’amuser, écrire l’histoire« ). En se dotant de robots, la firme américaine est très certainement en train « d’écrire l’histoire« , ou tout du moins une partie de celle du monde du travail ; il sera très instructif de suivre la façon dont ces machines seront utilisés par leurs managers – à condition qu’ils ne soient pas eux aussi, remplacés par d’autres robots. Serait-ce pour « travailler dur« , encore plus dur, comme le journaliste Jean-Baptiste Malet a pu le constater, embauché dans les rangs des salariés intérimaires, et le dénoncer dans son ouvrage « En Amazonie – Infiltré dans le meilleur des mondes« , au risque d’emmener les salariés en burn out ? Ce dernier témoigne que « le travail [y] est éprouvant… Il y a un très gros turnover à cause de la pénibilité. Les conditions de travail n’ont rien de moderne : certains aspects du travail nous ramènent vers le 19° siècle, pas vers le 21°« . Ce que confirme par l’exemple un reportage en caméra cachée de France 5 sur le site Amazon de Sevrey en 2013 : on y voit entre autres une jeune femme à terre, effondrée d’épuisement parce qu’elle n’arrive plus à suivre la cadence de travail… Du Charlot, mais en vraiment pas drôle du tout. Serait-ce pour « s’amuser« , après avoir libéré les travailleurs des contraintes du travail – et non de leur travail en les licenciant pour les remplacer par des robots ? Gageons que les dirigeants et managers d’Amazon feront bon usage de ces robots : pour faire des profits, nul n’en doute. Mais ils seraient bien avisés de saisir cette occasion pour aussi soulager leurs salariés des souffrances qu’engendrent leur travail et prévenir stress et burn out – ou « syndrome d’épuisement professionnel » ; le terme français, quoique moins synthétique, est plus clair quant aux conséquences d’une surcharge de travail non prise en compte : rentabilité et humanisme ne sont pas incompatibles, ils peuvent être conjugués ensemble sans que l’un ne lèse l’autre, et réciproquement, pour le meilleur, si l’on n’oppose pas les robots aux êtres humains, et vice versa.

Pierre-Eric SUTTER
@sutterpe

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