Gestion des compétences : il est urgent de sortir de la grande illusion !
Un interview de Bernard Merck et Pierre-Eric Sutter
Bon nombre de démarches de gestion des compétences sont fondées sur un axiome simple : si les salariés adaptent leurs compétences aux emplois de l’entreprise pour laquelle ils travaillent, ils verront leur employabilité garantie. Qui plus est, grâce à la mise en place d’une telle démarche, l’organisation du travail sera plus efficace et l’entreprise plus performante. Qu’en est-il réellement ? Selon Bernard Merck et Pierre-Eric Sutter, auteurs de « Gestion des compétences, la grande illusion » (éd. De Boeck, 2009), il n’en est rien. Ils soulignent le paradoxe de telles démarches de gestion des compétences : bien que sensées améliorer la performance individuelle, collective et organisationnelle, la plupart d’entre elles atteignent un résultat opposé du fait des coûts et dysfonctionnements qu’elles engendrent. Les auteurs expliquent ce phénomène par des conflits de représentation dus à une vision réductrice et mutilante de l’homme au travail. Ils proposent de refonder les démarches compétence dans les organisations par une démarche interactionniste visant au partage des valeurs des différentes parties prenantes : selon eux, « il ne peut y avoir création de valeur (économique) sans partage des valeurs (sociales) ».
M@rs-lab : Comment comprendre ce paradoxe des démarches compétence ?
Pierre-Eric Sutter : « Dans cet ouvrage, nous invitons le lecteur et le gestionnaire à déconstruire l’illusion qui sous-tend les démarches de gestion des compétences. En effet, comme dans le film de Renoir auquel le titre de notre ouvrage fait référence, nous constatons que la gestion des compétences démarre toujours sur la base de bons sentiments et d’une entente cordiale entre les différentes parties prenantes, bien que les dés soient pipés dès le départ : il s’agit de valoriser le capital humain, certes, mais au regard des objectifs et donc des intérêts de l’entreprise qui initie et finance la démarche. Dans le film de Renoir, il en est de même : les protagonistes se retrouvent dans une situation factice qu’ils n’ont pas voulus mais ils cherchent à composer ; l’entente est sincère mais biaisée entre l’officier français, prisonnier, et l’officier allemand qui dirige le camp de prisonniers : ils sont de la même ‘caste’ mais pas du même côté. Ils cohabitent en bonne intelligence en tant qu’officiers mais ils n’en demeurent pas moins ennemis de guerre ; or à la guerre, les balles ne font pas de différences entre officiers et soldats ; de fait, la volonté de composer de l’officier allemand ne peut rien contre le désir de liberté de l’officier français. Et la désillusion est très amère pour ce premier lorsque le plan d’évasion du second est déjoué. »
Bernard Merck : « Force est de constater que dès lors qu’une GPEC a été mises en place avec les meilleures intention du monde, les choses se gâtent, parfois très vite, et souvent les règles du jeu initiales changent en cours de route : les compétences sont stockées dans un système d’information qui peine à s’adapter et à se mettre à jour, les promesses de parcours de carrière qu’on avait imaginé ne sont pas tenues, les réductions d’effectifs viennent balayer les bonnes intentions et le désengagement guette les survivants des plans sociaux. La loi Borloo sur la GPEC, elle aussi pleines de bonnes intentions, n’a rien pu y changer. »
Pierre-Eric Sutter : « Comme l’indique l’étymologie du mot ‘illusion’, tant les promoteurs de telles démarches que les salariés qui les subissent sont le jouet d’un jeu de dupes qu’ils n’ont pas voulu au départ mais qu’ils sont bien obligés de jouer malgré eux, du fait de leur catégorie sociale d’appartenance (qui les choisit plus qu’eux ne la choisissent), de la pression des événements (qu’ils subissent le plus souvent) et d’intérêts divergents (qui leur font perdre de vue leurs propres valeurs). »
M@rs-lab : Est-ce à dire que les démarches compétence ne servent à rien ?
Bernard Merck : « Loin de nous de penser que les démarches compétence sont inutiles, bien au contraire. Bien conduites, elles peuvent effectivement permettre de valoriser le capital humain et accroître la performance de l’entreprise. Mais les faits sont têtus : très peu d’entreprises parviennent à les conduire avec l’efficacité souhaitée. Comme nous l’indiquons dans notre ouvrage, une étude transversale effectuée par des chercheurs en science de gestion a montré, au final, le peu d’efficacité des démarches compétence. »
Pierre-Eric Sutter : « Ce ne sont pas les démarches compétence qui selon nous posent problème mais les croyances ou les valeurs implicites qui les fondent, qui nous paraissent incompatibles avec la ‘matière’ humaine et avec la façon par laquelle cette matière humaine peut créer de la valeur pour l’entreprise. Déjà, rien que le terme de ‘ressource humaine’ sous-entend que l’être humain peut être géré comme un stock, qu’il peut être découpé, morcelé et réduit à ses compétences, et encore pas toutes, seulement celles qui intéressent son employeur. Pour paraphraser le sociologue Edgar Morin, comment voulez-vous ne pas aboutir à des actions mutilantes sur l’homme au travail si vous commencez par le découper en petit bout de compétences ? »
M@rs-lab : Comment expliquez-vous le peu de réussite des démarches compétence ?
Pierre-Eric Sutter : « Pour des raisons conceptuelles et pratiques. D’abord la notion de compétence est floue : ce qui se conçoit mal s’énonçant difficilement, chaque partie prenante dans l’entreprise a sa définition implicite de la compétence, sans pour autant qu’on prenne la peine de s’assurer qu’il y ait un socle cognitif commun et partagé dans l’entreprise : les salariés n’ont pas la même représentation de la compétence que celle des managers ou que celles des consultants ou éditeurs de logiciels de GPEC, ce qui fait que l’on assiste très vite à ce que les psychosociologues appellent des ‘conflits idéologiques’, dès lors qu’on ‘emprisonne’ la représentation dans une application informatique de gestion des compétences. »
Bernard Merck : « En clair, il y a très souvent rejet du système d’information de GPEC promu par le management parce qu’il rentre en conflit avec la vision de la gestion quotidienne des compétences telle que se la représentent les salariés. Nous avons pu assister à de tels phénomènes de rejet pour ces raisons : dans les faits l’application GPEC fonctionne correctement du point de vue technique, mais elle est rejeté par les utilisateurs car elle perturbe leurs croyances et leur vision du monde en matière de gestion des compétences. Inutile alors d’inciter voire de forcer la main des salariés : le process de gestion des compétences sera tôt ou tard dévoyé ou contourné… ».
M@rs-lab : Comment expliquez-vous de tels conflits de représentations ?
Pierre-Eric Sutter : « Les représentations relatives à la notion de compétence découlent de la vision du monde que se font les différents acteurs au sein de l’entreprise. Elles reposent sur des croyances implicites, parfois difficiles à expliciter tellement elles paraissent aller de soi. Peu importe au final qu’elle en est leur contenu, ce qui importe, dans les conflits de représentation, c’est que tel sous-groupe social A, du fait de telle croyance A’, va estimer incompatible la croyance B’ de tel autre sous-groupe B – et donc sa vision du monde – pour conduire une action de gestion cohérence. »
Bernard Merck : « Ces croyances conduisent les acteurs à croire en certains mythes parfois totalement infondés, mais qui conditionnent des décisions déterminantes pour l’entreprise, comme l’a très bien montré le sociologue Bernoux au sujet des ERP (qui pour la plupart ont un module de GPEC !) : parce qu’ils partagent les mêmes croyances que les consultants qui leur vendent ces ERP, les dirigeants sont sous l’influence de 3 mythes ; d’abord, ils croient qu’ils vont pouvoir tout voir dans l’organisation et donc contrôler tout le monde : c’est le mythe panoptique ; ils sont ensuite persuadés qu’ils vont pouvoir voir chaque process en mouvement, en juste-à-temps ; enfin 3° mythe, ils sont persuadés que l’ERP qu’on leur vend peut s’intégrer dans tout type d’entreprise. Les nombreuses déconvenues ex post, les débordements de budget et les quelques procès à ce sujet témoignent hélas du contraire… »
M@rs-lab : Que faire alors pour qu’une démarche compétence réussisse ?
Pierre-Eric Sutter : « Premièrement, il faut que chacun remette à plat ses croyances, mêmes celles qui semblent le plus aller de soi : croyances sur les compétences, croyances sur l’homme au travail, croyances sur la gestion… Il suffit de confronter ses croyances avec quelqu’un qui nous semble d’un ‘bord’ différents pour mesurer combien nos croyances sont partielles et surtout partiales (et par la même occasion celles de notre interlocuteur aussi !). Prenons un exemple : soit un salarié qui croit intimement qu le travail est un facteur de réalisation existentielle, un dépassement de soi ; sa vision du monde du travail sera déterminée par cette croyance et sa représentation de la compétence sera complètement différente d’un autre salarié qui croit quant à lui que le travail n’est qu’une fatalité, qu’un gagne-pain tout au mieux. La prise de conscience de la multiplicité des croyances et donc des valeurs dans l’esprit de chaque catégorie de salarié est un grand pas en avant dans l’entreprise, même s’il vaut mieux aller plus loin par exemple en les cartographiant pour les comprendre plus finement.
Bernard Merck : « Deuxièmement, une démarche compétence n’est pas une finalité en soi mais un moyen qui doit être au service de ses utilisateurs, et pas le contraire, comme on le voit encore trop souvent au regard de la complexité de certaines fonctionnalités… Une démarche compétence est un moyen de valoriser le capital humain de l’entreprise, certes. Mais à qui cette valorisation profite-t-elle ? Si elle ne semble profiter qu’à l’entreprise, pourquoi les salariés se donneraient-ils la peine de faire des efforts pour participer à cette démarche compétence et coopérer ? »
Pierre-Eric Sutter : « Troisièmement, et c’est la réponse à cette question, une démarche compétence doit favoriser les interactions entre les acteurs au sein de l’organisation et non les en empêcher, particulièrement en entrant en conflit avec leurs valeurs, c’est ce que nous appelons la performance sociale : la performance sociale est la résultante des interactions entre les parties prenantes en but avec les objectifs de l’organisation ; cette résultante peut être créatrice de valeur ou au contraire, représenter un risque social. On passe du conflits idéologiques (celui des croyances, des valeurs) au conflit tout court ; les récents défilés de salariés, de plus en plus nombreux dans les rues, viennent illustrer ce propos…
M@rs-lab: Vous proposez de refonder les démarches compétences en y insufflant du sens : pouvez-vous préciser ?
Bernard Merck : « oui, il s’agit de donner un sens au travail et de favoriser le travail sur le sens.
– Concernant le sens du travail : donner un sens au travail ne consiste pas seulement à élaborer une stratégie et fixer une direction à suivre, déclinée en objectifs organisationnels, c’est une condition certes nécessaire (et malheureusement parfois très floue dans les entreprises) mais pas suffisante. L’entreprise est autre chose qu’une organisation privée, c’est aussi un lieu social, une micro-société réunissant des individus d’horizons divers qui viennent puis repartent de cette entité privée, et qui doivent collaborer, coopérer même, pour y travailler ensemble. »
Pierre-Eric Sutter : « Mais au-delà de la direction à suivre, le travail va faire sens différemment pour chacun. Comme nous le soulignons dans notre ouvrage, et pour paraphraser la philosophe Dominique Méda, le travail fait sens dans trois directions ou dimensions. Première direction, le travail est facteur de production : en échange d’une ‘aliénation consentie’ (l’aliénation consentie consiste à accepter de limiter sa propre liberté pour le compte d’un employeur afin de produire un ensemble de tâches prédéterminées et organisées préalablement), le travail procure un salaire qui permet d’assouvir les besoins primaires (se nourrir, se vêtir, se loger…) ; deuxième direction, le travail est facteur de socialisation : en échange du respect d’un rôle et de certaines règles de fonctionnement en collectif, le travail procure un statut et du lien social. Troisième direction, le travail est facteur de réalisation existentielle : en donnant une occupation à laquelle on donne un sens tout à fait intime et personnel, le travail contribue à donner un sens à sa vie ; il donne d’ailleurs un sens à la vie de chacun par dépendance ou par contre-dépendance ; par dépendance, quand le travail est le facteur de réalisation principal de l’individu ; par contre-dépendance quand le travail lui permet de se réaliser ailleurs que dans le travail, dans sa vie associative par exemple. »
Bernard Merck : « Négliger voire nier cette triple dimension dans l’entreprise, c’est réduire voire mutiler le sens au travail qu’y trouvent les salariés et c’est obérer leur potentiel de création de valeur (pour le client, l’actionnaire et l’organisation).
– Concernant le travail sur le sens : il convient de prendre en compte toutes les croyances et valeurs qui dans l’organisation font sens pour les différents collectifs de travail en présence. Comme nous l’avons dit précédemment, ces croyances et valeurs ne doivent pas entrer en conflit et venir tronquer les représentations respectives relatives à la compétence ni les différentes dimensions ou directions du sens du travail. Les différents acteurs de l’entreprise devront conduire ce travail sur eux-mêmes qui consiste à comprendre le sens que d’abord eux-mêmes puis autrui donnent à leur travail dans l’entreprise. Ils découvriront ainsi autant leurs différences que ce qui les rassemblent dans l’organisation, au regard des finalités de cette dernière et des leurs propres. »
Pierre-Eric Sutter : « Il convient de trouver un juste équilibre entre ‘holisme’ et ‘réductionnisme’, pour paraphraser Edgar Morin : les valeurs collectives ne doivent pas supplanter les valeurs individuelles et vice versa ; le ‘Tout organisationnel’ doit prendre en compte les valeurs des ‘Parties salariés’ sans sombrer dans l’uniformisation (holisme) ; les ‘Parties salariés’ doivent prendre en compte les valeurs du ‘Tout organisationnel’ sans sombrer dans le corporatisme ou l’individualisme (réductionnisme). Il ne s’agit pas pour le ‘Tout organisationnel’ et les ‘Parties salariés’ de s’observer en chien de faïence : le jeu oppositionnel du 1+1 donne le plus souvent un résultat égal à 1, voire à zéro, c’est-à-dire un jeu à somme nulle… Pour que le résultat fasse 3, c’est-à-dire pour que le jeu crée une valeur supérieure à l’addition simple des parties en présence, il s’agit de découvrir ses propres valeurs, celles d’autrui, d’identifier les valeurs communes et les valeurs différenciantes, puis de les intégrer dans sa vision du monde, en acceptant qu’elle puisse coexister avec d’autres visions. Le travail sur le sens du travail, ou plutôt sur ‘les’ sens du travail, facilite la découverte d’autre façon de penser et d’exister et donc de créer de la valeur par la prise en compte des valeurs d’autrui. Le ‘one best way’ à fait long feu, mais il a la vie dure… C’est ce qui est en train de se passer actuellement dans l’industrie automobile qui est en train d’entrer dans une nouvelle ère en termes de façon penser la voiture et ses usages. Les constructeurs automobiles seront de moins en moins dans une logique de fourniture d’un bien matériel et de plus en plus dans celui d’un service de mobilité, qui sera un bien de plus en plus immatériel. Les constructeurs qui ne prendront pas en compte les valeurs liées à la protection de la planète ou à la fin du désir de posséder des biens matériels ne feront sans doute pas de vieux os, comme il en a été à l’époque des diligences quand le train et le réseau ferroviaire les a supplantées… Il est primordial d’entamer ce travail sur le sens qui conduit à la performance optimale de l’organisation, parce qu’il favorise la mobilisation de toutes les compétences humaines. C’est la mission que devrait se donner toute démarche compétences. »
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